Le cafouillage à la SAAQ : prise de conscience, responsabilisation et solutions
On assite en direct à la saga de la SAAQ et de sa plateforme SAAQcliq, véritable cas d’étude qui pourrait être enseigné aux HEC. Au-delà des obligations des responsables ministériels et de leur défi pour restaurer la confiance des contribuables, sur le plan de la profession de gestion de projet, c’est aussi une tâche pour la communauté de projet. Parlons-en.
Le cafouillage à la SAAQ : prise de conscience, responsabilisation et solutions
On assite en direct à la saga de la SAAQ et de sa plateforme SAAQcliq, véritable cas d’étude qui pourrait être enseigné aux HEC. Celle-ci devait utiliser la nouvelle identité numérique gouvernementale et garantir un service à la clientèle de numérique « bout en bout », notamment en regroupant l’ensemble des informations du client en un même endroit.
Lors d’une récente rencontre au PMI-Montréal (Project ManagementInstitute), entre gestionnaires de projets, c’était le sujet du jour. Au-delà des obligations des responsables ministériels et de leur défi pour restaurer la confiance des contribuables, sur le plan de la profession de gestion de projet, c’est aussi une tâche pour la communauté de projet.
À l’intersection névralgique entre la gestion de projet, la gestion du changement, la gestion des risques, la continuité des affaires et, à présent, la gestion de crise, des relations syndicales, toute la communauté suit le développement de ce cafouillage.
Un virage nécessaire et une vision juste : là n’est pas le problème
Il y a déjà plusieurs années, lors d’une conférence de presse, des dirigeants de la SAAQ dévoilaient les changements engendrés par le virage numérique, notamment la possibilité d’effectuer la plupart des transactions à distance.
À la SAAQ, tout comme dans plusieurs autres ministères, la nécessité de cette modernisation est indéniable pour plusieurs raisons: offrir un meilleur service client, contrer la rareté de main-d’œuvre, diminuer les coûts opérationnels, absorber la croissance des demandes, se protéger des cyberattaques, se conformer aux obligations réglementaires, saisir les opportunités d’intelligence d’affaires, etc. Aucune objection ici : la vision stratégique est vraisemblablement la bonne.
Toutefois, c’est par rapport à la qualité de l’exécution de cette stratégie qu’il est difficile de rester muet.
Plusieurs gestionnaires deprojets aguerris déplorent la situation et avancent des solutions.
Encore trop de projets sont des échecs et pourtant, des solutions existent
C’est partout dans les médias : encore un autre grand projet informatique qui a floppé.
Mais ce n’est pas nouveau. Des sources comme Gartner, McKinsey etle PMI rapportent, au fil des ans, des taux d’échec pour les transformations numériques qui dépassent les 50%, voire qui atteignent jusqu’à 85%.
D’accord, les projets informatiques sont notoirement difficiles à gérer.
La gestion de projet, c’est à la fois compliqué ET complexe (pour ceux incertains de comprendre la nuance, référez-vous à l’analogie du spaghetti, qui est pertinente notamment pour la gestion de risques).
Il existe pourtant des raisons connues et documentées à ces échecs et, parallèlement, des bonnes pratiques qui atténuent les risques et maximisent les chances de succès.
Fréquemment, dans sa publication the Pulse of theProfession®, le PMI rappelle les causes les plus communes d’échecet cette liste demeure toujours sensiblement la même.
Dans un ordre aléatoire, mentionnons les « excuses » suivantes :mauvaises communications, manque d’alignement sur la stratégie organisationnelle, objectifs mal clarifiés, manque de ressources et/ou decompétences, exigences insuffisamment détaillées, mauvaise gestion du changement, problème de méthodologie, planification insuffisante ou erronée, mauvais choix d’outils technologiques, élargissement incontrôlé de la portée,tests d’assurance qualité insuffisants et/ou inadéquats, mauvaise gestion des parties prenantes, manque d’implication des usagers dans le développement de lasolution, manque de leadership, manque de soutien de la part de la direction, etc.
Soulignons que le manque de budget n’est pas mentionné au haut de cette liste. Pourtant, on peut lire dans un récent article paru sur laproblématique de la SAAQ que «le cœur du problème, c’est que l’État n’a pas les moyens de ses ambitions informatiques […] et que c’est ce qui a rendu cette crise possible, et ce qui pourrait en provoquer dans d’autres ministères.»1 Attention, selon les études, dépenser à profusion n’est pas garant de succès.
En revanche, la taille et à la complexité du projet exercent une influence certaine sur le taux d’échec, et une transformation numérique au sein d’un ministère n’est pas un petit projet.
L’importance des facteurs humains et organisationnels, qui nécessitent une gestion du changement et des communications bien ficelées, est également reconnue. Pour la SAAQ, qui transige avec beaucoup d’employés et d’usagers, onleur concède aussi que le défi était de taille.
On peut également parier que les processus d’affaires n’étaient pas suffisamment définis et documentés et que les exigences de la solution mise en place n’étaient pas suffisamment détaillées : d’autres causes fréquentes d’échec qui sont toutes aussi prévisibles qu’évitables.
La déresponsabilisation n’a pas sa place en gestion de projet
Tout projet, a fortiori lorsqu’il est complexe, a besoin d’une structure de gouvernance adéquate pour en assurer le succès. L’imputabilité doit être partagée et comprise, du promoteur jusqu’au programmeur novice. Tous et chacun ason rôle à jouer et des responsabilités définies comme dans une fourmilière.
On aura beau demander à la ministre de rentrer d’Europe, aux gestionnaires d’annuler la semaine de relâche qu’ils avaient prévu de passer avecleur famille, aux gardiens de sécurité de faire du temps supplémentaire ou encore au nouveau retraité et au stagiaire de l’été dernier de reprendre duservice, la responsabilité est collective.
Certains journaux font reposer une partie de la faute sur l’externalisation des ressources. Depuis de nombreuses années, l’État est en déficit d’informaticiens. C’est une profession où la pénurie de main-d’œuvre est laplus criante. L’augmentation des budgets pour tenter d’attirer et de retenirces ressources tant convoitées n’est pas une solution magique et, très souvent, on doit recourir à des sous-traitants externes , que l’on doit aussi parfois aller chercher à l’étranger.
Or, une de description claire des rôles et responsabilités, la mise en place de structures d’encadrement adéquates, une analyse pointue des lots ou tâches pouvant ou nonêtre externalisées sont des facteurs clés pour que l’externalisation soit une réussite.
Un mélange de ressources internes et externes d’ici et d’ailleurs peut fonctionner. Consultants externes ou employés internes, locaux ouétrangers, permanents ou temporaires, syndiqués ou non, encore une fois, enprincipe, un bon gestionnaire de projet est habileté à orchestrer tous ces musiciens. Pointer du doigt le recours au privé comme responsable du problème àla SAAQ n’est simplement pas la bonne réponse.
Retirer les lunettes roses et admettre le problème
Trop souvent les dirigeants et les gestionnaires n’ont même pas conscience que la gestion des projets stratégiques n’est pas maîtrisée au sein de leur organisation et ce, malgré les échecs à répétition.
Encore trop peu de grandes organisations comprennent pleinement la valeur de la gestion de projet et utilisent des pratiques de gestion de projet normalisées dans toute l’organisation.
Lors des événements du PMI, tout comme dans les communiqués de presse, les représentants de ces mêmes organisations nous expriment avec conviction qu’ils maîtrisent bien la gestion de projet, que leur organisation est mature et que tout y est sous contrôle.
Culturellement, on semble avoir de la difficulté à admettre qu’on n’est parfois pas au bon niveau et cet aveuglement, volontaire ou non, coûte cher et entache notre profession (rappelons qu’il existe plusieurs approches éprouvées de diagnostic pour évaluer le niveau de maturité d’une organisation en gestion de projet).
Une prise de conscience est requise par rapport à l’importance de mesurer et d’accroître abruptement le niveau de maturité en gestion de projet au sein des gouvernements et grandes entreprises publiques et parapubliques, notamment lors de transformation numérique d’envergure.
Mon aïeul me disait toujours : un problème identifié est à moitié résolu.
Les systèmes sont archaïques et c’est la faute de la technologie… vraiment?
"Le problème n'est pas la technologie, c'est vous".
Nick Heudecker, Analyste Gartner; cité dans (Asay, 2017)
Oui les systèmes sont souvent archaïques et une transformation numérique n’est jamais facile. Une dette technologique peut peser lourd sur les projets. Mais voilà une excuse facile. Lors de déploiements technologiques, lorsque ça casse, on entend parler de solutions technologiques inadéquates, de multiplication de systèmes à remplacer, de multitude de données à migrer…
Oui, c’est compliqué et complexe, mais c’est là notre métier.
L’identification d’une meilleure solution technologique est rarement la solution magique. Ce sont les stratégies de déploiement, de communication, de formation et la gestion de risques qui sont aussi cruciales dans ce type de projet, et c’est malheureusement ce qui fait souvent défaut.
Le calendrier est trop serré : on n’a pas le choix delivrer
Au cœur de cette crise, et avant que le post-mortem du projet ne soit complété, on rapporte déjà aussi comme explication possible un calendrier trop serré et une pression ministérielle à respecter l’échéancier. Dans les faits,cette composante du fameux triangle d’or de la gestion de projet est rarement immuable.
Repousser un échéancier, fractionner et séquencer des lots delivraison, mener une analyse des critères d’acceptation avant d’autoriser le lancement d’une plateforme font partie du quotidien des gestionnaires de projet.
Trouver et communiquer habilement les arguments, comprendre les impératifs des parties prenantes en termes d’échéancier, mettre en lumière les risques et surtout, identifier des solutions pour permettre et justifier un report éventuel de calendrier de livraison pour assurer la continuité des activités critiques est généralement possible.
La gestion de risque dès le jour 1
On lit dans un autre article au ton plus accusateur que « si la SAAQ avait un plan de contingence, cela ne paraît pas. »
À titre d’exemples, les heuresd’ouverture n’avaient pas été prolongées, un délai pour le renouvellement despermis n’a pas été offert en amont, les cas urgents n’étaient pas priorisés, les effectifs n’étaient pas significativement augmentés, la date de lancement étaitprévue à l’aube de la relâche, etc.
Bref, une multitude de risques et/ou de facteurs aggravants qui auraient vraisemblablement pus être mieux gérés. Peu importe l’approche utilisée en gestion de risque, il est difficile de penser que ce volet crucial du projet ait été adéquatement couvert.
Du cafouillage à la catastrophe : une situation qui peut être évitée
Le risque est la mesure de la probabilité multipliée par l’impact.
Ici, on parle de conducteurs de véhicules mais tantôt, on parlera de patients du réseau de la santé.
Les médias qualifient la situation dela SAAQ de cafouillage, c’est-à-dire une action, un travail, un propos (…) un résultat désordonné; un fonctionnement défectueux, également synonyme de confusion, pagaille ou perturbation.
Les VRs des snowbirds impossibles à replaquer, des délais pour l’obtention d’un permis de conduire, des erreurs dans la liste des rendez-vous, constats d’infractions injustifiés, des paiements égarés, des restrictions de déplacement ayant un impact sur le boulot, de longues files d’attentes et des lignes de téléphone coupées – oui, c’est définitivement un gros cafouillage.
La prochaine étape : l’élargissement du service gouvernemental d’identité numérique et les multiples projets de modernisation informatique en cours, notamment dans le réseau de la santé.
Œuvrant quotidiennement au cœur du milieu dans le cadre de nos mandats et en maîtrisant les enjeux, c’est avec inquiétude que nous imaginons la liste des risques qui pourraient être associés à un nouveau cafouillage, qui pourrait se transformer en véritable catastrophe, c’est-à-dire, cette fois-ci, un événement qui cause de graves bouleversements, des morts; un accident jugé grave par la personne qui en subit les conséquences.
Ceux qui piloteront le virage informatique de la future Agence de santé ont définitivement un défi colossal devant eux et tous les yeux tournés vers eux.
Faisons en sorte que l’on accorde au moins autant d’importance à la qualité de l’exécution qu’à celle de la stratégie. Et surtout, faisons en sorte que tous les acteurs impliqués dans un projet d’une aussi grande importance se responsabilisent.
Article rédigé par Lucille Bélanger, MBA, PMP, CBCI
Directrice exécutive – stratégie et exécution, spécialiste en gestion de projet
Références:
1. Ça ne clique plus| La Presse
La SAAQ lancera sa nouvelle plateforme numérique le 20 février | La Presse
Risques dedérapage autour d’un méga projet informatique d’un demi-milliard de dollars à laSAAQ | JDQ (journaldequebec.com)
Why No One Can Manage Projects, Especially Technology Projects (forbes.com)
IT's All about the People: Technology Management That Overcomes Disaffected People, Stupid Processes, and Deranged Corporate Cultures 1st Edition, by Stephen J. Andriole, 2011.
https://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/2023-03-11/la-terre-appelle-eric-caire.php
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